Le 4 novembre 2023, près d’un mois après l’attaque terroriste du Hamas sur le sol israélien, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a déploré, lors d’une conférence de presse à Kiev avec la présidente de la Commission européenne, que ce nouvel épisode du conflit israélo-palestinien « détourne l’attention » de la guerre opposant l’Ukraine à la Russie.
Une affirmation qui se vérifie partiellement dans les chiffres : la réactivation de la couverture médiatique du conflit israélo-palestinien, qui semblait oublié, a contribué à diminuer l’attention portée au conflit en Ukraine sans que celui-ci disparaisse totalement des antennes. C’est ce qui ressort de l’étude inédite des transcriptions des chaînes d’information en continu LCI, CNews, BFMTV et France Info entre le 14 février 2022 et le 9 novembre 2023 (voir méthodologie en bas d’article).
Dans le mois suivant l’attaque du Hamas, les chaînes d’information en continu parlent trois fois moins de la guerre en Ukraine
Sur les sept jours précédant l'attaque du Hamas contre Israël, la guerre en Ukraine était mentionnée en moyenne 2 127 fois par jour sur LCI, CNews, BFMTV et France Info. Mais au cours des trente jours suivant l’attaque, la guerre en Ukraine n’est plus mentionnée que 688 fois par jour en moyenne sur les chaînes d’information en continu, soit trois fois moins que lors du mois précédent (1 992 mentions quotidiennes en moyenne). La chute est particulièrement accentuée lors de la semaine qui suit le 7 octobre (242 mentions quotidiennes en moyenne).
Pour Bastien Morassi, directeur de la rédaction de LCI, « le 7 octobre a provoqué un effet de souffle qui a pris le dessus sur toutes les autres actualités. Pour moi, la question n’était pas de faire moins d'Ukraine, mais de s'emparer d’un fait d'actualité structurant. »
Arnaud Mercier, chercheur au Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias (Carism), qualifie cette situation d’« éclipse » Celle-ci dure selon lui « parce que les journalistes ont le sentiment qu'il ne se passe plus rien de suffisamment neuf pour réenclencher sur l'Ukraine à haute intensité. Et ce, même si le conflit à Gaza commence à entrer dans une certaine forme de routinisation. Par contre, si l'armée ukrainienne arrive, par exemple, à bombarder le pont de Kertch, en Crimée, les médias se remettront à en parler et à repartir en édition spéciale pendant au moins deux ou trois jours. »
LCI — où « l’actualité internationale constitue les trois quarts de l’antenne », rappelle son directeur de l’information — a fait de la couverture de la guerre en Ukraine une stratégie éditoriale à part entière. Dans le graphique ci-dessus, entre le 27 septembre et le 7 novembre 2023, 77 % des mentions de la guerre en Ukraine sur les chaînes info sont prononcées sur l’antenne de LCI — contre 15,1 % pour France Info, 4,3 % pour CNews et 3,5 % pour BFMTV. Un écart particulièrement marqué la semaine précédant l’attaque du Hamas. Entre le 30 septembre et le 6 octobre 2023, LCI mentionnait en moyenne 1 766 fois par jour de la guerre en Ukraine. Six fois plus que France Info, 38 fois plus que CNews et 44 fois plus que BFMTV.
Comment expliquer une telle différence d’intensité dans la couverture médiatique ? S’il n'existe pas de règle automatique en la matière, sept facteurs contribuent fortement à la médiatisation d’un conflit, auxquels Arnaud Mercier ajoute des logiques d’offres informationnelles. « Quatre chaînes d'information en continu sont en concurrence dans le paysage français, des logiques de spécialisation peuvent donc émerger. BFMTV a beaucoup joué sur la proximité en couvrant sur place les “gilets jaunes”, les blocages, les grèves... LCI, quant à elle, a décidé de faire de la guerre en Ukraine un élément de différenciation qui lui permettait de trouver un peu son identité. L’audience étant au rendez-vous, ils n'avaient aucune raison de ne pas continuer, analyse le chercheur. CNews est largement du côté du commentaire et de la prise d'engagement politique. Pour France Info, on peut considérer que la dimension d'obligation de service public les motive à aborder des sujets internationaux à forts enjeux. »
LCI ayant fait de la guerre en Ukraine une priorité éditoriale, c’est donc naturellement la chaîne qui enregistre la plus forte baisse d'occurrences du sujet sur son antenne lorsque l’on compare la semaine suivant l'attaque du Hamas (du 7 au 13 octobre 2023) avec la semaine qui la précède (du 30 septembre au 6 octobre 2023) : - 96 % d'occurrences moyennes par jour sur LCI, - 68 % sur France Info, - 22 % sur BFMTV, et + 3 % sur CNews.
Avec la réapparition du conflit israélo-palestinien dans l’actualité, LCI se remet à parler de la guerre en Ukraine dans les mêmes proportions que ses concurrents.
« La question de la disparition de ce conflit au profit d'un autre s'est posée assez rapidement à nous. Au bout d'une quinzaine de jours, l'Ukraine est revenue progressivement dans nos thématiques. Mais bien sûr, la situation du conflit au Proche-Orient restait dominante », explique Bastien Morassi. Un questionnement qui s’est aussi accéléré avec les demandes des téléspectateurs reçues par la chaîne à l’égard de sa couverture du conflit en Ukraine, comme nous l’expliquait Christelle Chiroux, chargée de la médiation à LCI. Le nombre de mentions de la guerre en Ukraine sur cette chaîne a ainsi été multiplié par six entre la première et la deuxième semaine suivant l’attaque du Hamas.
Contrairement à la guerre en Ukraine, le conflit israélo-palestinien est réapparu subitement sur les antennes
Alors que la guerre en Ukraine s’est progressivement réinstallée sur les antennes, le conflit israélo-palestinien est, lui, réapparu du jour au lendemain à la suite de l’attaque du 7 octobre. La possibilité d'une invasion russe en Ukraine occupait déjà les antennes des chaînes d'info en continu avant sa concrétisation le 24 février 2022. Au cours de la semaine qui la précède, la guerre en Ukraine est ainsi mentionnée près de 4 380 fois en moyenne par jour.
L’attaque du Hamas en Israël fait quant à elle resurgir subitement le conflit israélo-palestinien sur les écrans à un niveau quasi équivalent à celui de la guerre en Ukraine. La semaine précédant le 7 octobre 2023, celui-ci n’était mentionné en moyenne que 111 fois par jour sur les chaînes d’information en continu.
Il a alors fallu « sollicit[er] des correspondants free-lance qui nous ont permis de couvrir Israël mais on a eu du mal à couvrir la bande de Gaza dont l'entrée était impossible et trop dangereuse pour nos équipes », explique Bastien Morassi. La chaîne a dû trouver des journalistes sur place et a, dans le même temps, envoyé cinq équipes à Tel-Aviv, Jérusalem, Sdérot et sur les lieux des massacres.
Quel que soit le conflit, une fois le choc médiatique de l’événement passé, les antennes ont tendance à baisser leur couverture. La première semaine suivant l’invasion russe en Ukraine, entre le 24 février et le 2 mars 2022, cette guerre compte, en moyenne, près de 12 850 occurrences quotidiennes. Dès la deuxième semaine, le nombre de mentions chute de 22 % (10 000 mentions en moyenne entre le 3 et le 9 mars 2022). La troisième puis la quatrième semaine enregistrent chacune des baisses de l’ordre de 12 % par rapport à la semaine précédente. Résultat : un mois après le début de l’invasion russe, les mentions ont diminué de 40 % par rapport à la première semaine, et se stabilisent toutefois à un niveau élevé (7 705 mentions par jour en moyenne).
L’intensité de la médiatisation du conflit israélo-palestinien connaît une décroissance plus rapide. Dès la deuxième semaine (14 au 20 octobre 2023), le nombre de mentions a chuté de 41 % et se stabilise autour de 6 000 occurrences quotidiennes en moyenne sur la troisième et la quatrième semaine de couverture.
La complexité de la couverture du terrain au Proche-Orient a contraint les équipes de LCI à repenser leur couverture du conflit. « On est davantage resté sur du factuel : les témoignages des familles d’otages et des rescapés, ce que l'on a pu voir sur place, les massacres, ce qu’on nous a montré quand on a pu entrer dans les kibboutz, le déclenchement de l'offensive israélienne, etc., contextualise Bastien Morassi. Alors que sur la guerre en Ukraine, même si l’on fait encore quelques reportages de terrain, on a beaucoup élargi aux conséquences géopolitiques. »
Premier mois de conflit : France Info s’est démarquée sur la guerre en Ukraine et LCI sur le conflit Israël-Hamas
Si LCI s’est progressivement distinguée par son niveau de couverture de la guerre en Ukraine, cela n’a pas été le cas dès le départ. Lors du premier mois du conflit ukrainien, la chaîne d’information en continu du groupe TF1 n’évoquait pas plus cette guerre que BFMTV : 2 510 mentions en moyenne par jour pour LCI contre près de 2 590 pour BFMTV et près de 1 680 pour CNews. À l’époque, la chaîne qui en parle le plus est France Info, avec une moyenne de 3 060 mentions moyennes par jour.
Un constat qui s’explique en partie par le fait que France Info peut s’appuyer sur un réseau de partenaires dont France 24 qui couvrent particulièrement l’international et dont la chaîne retransmet certaines tranches. Entre le 24 février et le 23 mars 2022, l’antenne de France 24 mentionnait le front ukrainien près de 3 200 fois par jour en moyenne.
En revanche, lors du premier mois suivant l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 en Israël, c’est LCI qui se distingue avec en moyenne 2 298 mentions par jour contre 2 022 pour France Info, 1 457 pour CNews et 1 375 pour BFMTV.
Bien que depuis le 7 octobre la chaîne LCI mentionne moins l’Ukraine à l’antenne, elle n’abandonne pas le terrain, en organisant des roulements d’envoyés spéciaux en permanence depuis février 2022. « On a quand même réduit la voilure parce qu’on n’a pas les équipes pour suivre deux conflits en même temps. Il a fallu se réorganiser. En ce moment, on a une équipe en Ukraine, une autre en Russie et une au Proche-Orient, et quatre correspondants free-lance : deux en Israël, un au Liban et un quatrième en Égypte », dénombre Bastien Morassi.
Malgré l’approche du deuxième anniversaire de l’invasion russe, la couverture de la guerre en Ukraine, en dehors d’une avancée significative sur le terrain, ne sera pas la priorité des prochains mois : « On est plutôt sur une réflexion de forte couverture de l'élection américaine parce que l'on pense qu'elle va avoir plus de répercussions sur la marche du monde que la date anniversaire de l’invasion russe en Ukraine. »